le jeu dans son aspect essentiel est une action libre, exécutée
"comme si" et sentie comme située hors de la vie courante, mais qui cependant
peut absorber complètement le joueur sans qu'il trouve en elle aucun intérêt
ou en obtienne aucun profit ; action, en outre, qui est accomplie dans un temps
et un espace déterminés, qui se déroule dans un ordre soumis à des règles et
qui donne naissance à des associations où règne une propension à s'entourer
de mystère et à se déguiser afin de se séparer du monde habituel.
jeu est
" toute activité réglée qui a sa fin en elle-même et ne vise
pas à une modification utile du réel"
1. le jeu est
" une activité qui se déploie dans le monde, mais en ignorant
les conditions du réel, puisqu'il en fait délibérément abstraction "
2. le jeu ne sert à rien et se présente comme un
" ensemble de formes dont l'intentionnalité ne peut être orientée
vers l'utile "
3. le jeu
" doit se dérouler dans les limites et conditions rigoureuses
et constitue une totalité fermée. ".
"Le jeu est séparé du réel où le vouloir humain, asservi à l'utilité, se heurte
de toute part à l'événement, à l'incohérence, à l'arbitraire, où rien ne va
jamais à son terme prévu ni selon les règles admises... ".
Par le sacré, source de la toute puissance, le fidèle se sent
débordé. Il est désarmé en face de lui et à sa complète merci.
Dans le jeu, c'est l'opposé : tout est humain, inventé par
l'homme créateur. C'est pour ce motif que le jeu repose, détend, distrait de
la vie et qu'il fait oublier dangers, soucis, travaux. Au contraire le sacré
est le domaine d'une tension intérieure au près de laquelle c'est justement
l'activité profane qui est détente, repos et distraction.
La situation est inversée. Dans le jeu, l'homme s'écarte du
réel. Il recherche une activité libre qui ne l'engage qu'autant qu'il en a convenu
d'avance. il limite premièrement les conséquences de ses gestes. Il fixe lui-même
son enjeu.
Il ne sépare avec tant de soin le terrain du jeu que pour rendre
bien évident qu'il s'agit là d'un espace privilégié, que régissent des conventions
spéciales et où les actes n'ont de sens que d'accord avec elles. Au-dehors de
l'enceinte, comme avant et après la partie, on ne s'occupe plus de ces règles
définies à plaisir.
L'extérieur, c'est-à-dire la vie, est comparativement une sorte
de jungle, où il faut s'attendre à mille périls. A mon sens la joie, l'abandon,
l'aisance qu'on constate dans l'activité ludique, dérivent de cette sécurité.
On sait que les choses n'ont ici que l'importance qu'on leur donne, qu'on ne
sera compromis qu'autant qu'on y consent et qu'on a toujours license de se retirer,
dès qu'on le désire. Quelle différence avec la vie ! là il est rarement
permis de tirer comme on dit, son épingle du jeu. Il faut affronter des difficultés,
des orages, des revers qu'on attendait pas et auxquels on ne se serait pas volontiers
exposé. On se trouve à tout instant entraîné plus loin qu'on le prévoyait. Et
la déloyauté est partout : il paraît sot de respecter règles et conventions,
car il ne s'agit plus d'un jeu, mais de la lutte pour l'existence. dans la vie
ordinaire chacun est responsable des ses actes. Les fautes, les erreurs, les
négligences se paient parfois très cher. Il faut donc toujours prendre garde
à ce qu'on dit ou fait. Il peut en sortit une catastrophe. On sait du reste,
en outre, que celui qui sème le vent, récolte la tempête. Il faut enfin compter
avec la fatalité, les accidents, les injustices, et tant de malheurs immérités
qui peuvent atteindre l'innocent.
Le jeu n'est pas seulement le lieu d'une :
"perfection limitée et provisoire" : il consiste un sorte
de havre où l'on est maître de son destin. On y choisit soi-même ses risques
qui, déterminés à l'avance, ce qu'on est disposé précisément à mettre en jeu.
Ces conditions valent jusque pour les jeux de hasard. Certes
le joueur s'en remet au sort, mais il décide lui-même dans quelle mesure il
le fait. Aussi est-il plus libre et plus indépendant dans le jeu que dans la
vie, et en un sens plus inaccessible à la mauvaise fortune. S'il joue d'un coup
tout ses biens, personne ne l'y a forcé, et s'il perd, il n'a personne que sa
passion à blâmer.
Qu'appelle-t-on beau joueur ? quelqu'un qui se rend compte
qu'il n'a pas le droit de se plaindre de la malchance ni de s'affliger d'un
malheur dont il a délibérément accepté, sinon poursuivi, l'éventualité. Beau
joueur, en un mot, est celui qui possède assez d'équanimité pour ne pas confondre
les domaines du jeu et de la vie : celui qui montre, même quand il perd, que
pour lui le jeu reste le jeu, c'est-à-dire un délassement auquel il n'accorde
pas une importance indigne d'un cœur bien né et par les hasards duquel il tient
pour indécent de se laisser abattre.
On est ainsi conduit à définir le jeu comme une activité
où l'homme se trouve dégagé de toute appréhension à l'égard de ses gestes.
Il en définit la portée. Il en établit les conditions et la fin. De là son aisance,
son sang-froid, sa belle humeur qui ne sont pas seulement naturels, mais encore
obligatoires, car il y a comme un point d'honneur à ne pas manifester qu'on
prend trop le jeu au sérieux, fût-ce en cas de ruine ou de défaite.
Est-il besoin de rappeler que le sacré connaît des lois tout
opposées ? son domaine est non moins scrupuleusement séparé de la vie profane,
mais s'est afin de préserver celle-ci de ses terribles atteintes, non parce
que, convention fragile, le heurt du réel le détruirait aussitôt. Sans doute,
le maniement des énergies du sacré n'est pas livré au caprice : pour apprivoiser
des forces si redoutables, des précautions méticuleuses sont nécessaires. Seule
une technique savante y parvient.
Il faut des recettes éprouvées, des charmes, des maîtres-mots
autorisés et enseignés par le dieu même. On les accomplit, on les prononce à
son imitation et ils tiennent de lui son efficacité. On recourt en effet au
sacré pour influencer la vie réelle, pour s'assurer de la victoire, de la prospérité
, de tous les effets désirables de la faveur divine.
La puissance du sacré transcende l'existence courante. En sortant
du temple ou du sacrifice, l'homme est rendu à la liberté, à une ambiance plus
clémente où les actes, accomplis sans crainte ni tremblement, entraînent moins
immanquablement des suites inexpiables. En somme, on se sent aussi soulagé quand
on passe de l'activité sacré à la vie profane que lorsqu'on passe des préoccupations
et vicissitudes de celle-ci au climat du jeu .
Dans les deux cas, la conduite gagne un degré nouveau de liberté
: on sait d'ailleurs que les idées de libre et de profane sont exprimées par
un même mot dans beaucoup de langues. En ce cas le ludique, activité libre
par excellence, est le profane pur, il n'a pas de contenu, il n'entraîne sur
d'autres plans aucun effet qu'il eut été loisible d'éviter. il n'est que
plaisir et divertissement par rapport à la vie. Or c'est au contraire la vie
qui est vanité et divertissement par rapport au sacré. Par là, se laisse déterminer
une hiérarchie sacré-profane-ludique qui doit équilibrer la construction de
Huizinga.
Sacré et ludique se rassemblent dans la mesure où ils s'opposent
tous les deux à la vie pratique, mais ils occupent vis-à-vis d'elle des situations
symétriques. Le jeu doit la redouter : elle le brise ou le dissipe au premier
choc. A l'inverse, elle est suspendue, croit-on, au pouvoir souverain du sacré.
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